Le Tartuffe ou l'Imposteur » Acte 2 » SCÈNE IV
VALÈRE, MARIANE, DORINE. VALÈRE 685 On vient de débiter, Madame, une nouvelle,Que je ne savais pas, et qui sans doute* est belle. MARIANE Quoi? VALÈRE Que vous épousez Tartuffe. MARIANE Il est certain Que mon père s'est mis en tête ce dessein. VALÈRE Votre père, Madame... MARIANE A changé de visée. 690 La chose vient par lui de m'être proposée. VALÈRE Quoi, sérieusement? MARIANE Oui, sérieusement; Il s'est, pour cet hymen, déclaré hautement. VALÈRE Et quel est le dessein où votre âme s'arrête,Madame? MARIANE Je ne sais. VALÈRE La réponse est honnête. Vous ne savez? MARIANE Non. VALÈRE Non? MARIANE 695 Que me conseillez-vous? VALÈRE Je vous conseille, moi, de prendre cet époux. MARIANE Vous me le conseillez? VALÈRE Oui. MARIANE Tout de bon? VALÈRE Sans doute. Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute. MARIANE Hé bien, c'est un conseil, Monsieur, que je reçois. VALÈRE 700 Vous n'aurez pas grand'peine à le suivre, je crois. MARIANE Pas plus qu'à le donner en a souffert votre âme. VALÈRE Moi, je vous l'ai donné pour vous plaire, Madame. MARIANE Et moi, je le suivrai, pour vous faire plaisir. DORINE Voyons ce qui pourra de ceci réussir*. VALÈRE 705 C'est donc ainsi qu'on aime? Et c'était tromperie,Quand vous... MARIANE Ne parlons point de cela, je vous prie. Vous m'avez dit tout franc, que je dois accepterCelui que, pour époux, on me veut présenter:Et je déclare, moi, que je prétends le faire, 710 Puisque vous m'en donnez le conseil salutaire. VALÈRE Ne vous excusez point sur mes intentions.Vous aviez pris déjà vos résolutions;Et vous vous saisissez d'un prétexte frivole,Pour vous autoriser à manquer de parole. MARIANE Il est vrai, c'est bien dit. VALÈRE 715 Sans doute, et votre cœur N'a jamais eu pour moi de véritable ardeur. MARIANE Hélas! permis à vous d'avoir cette pensée. VALÈRE Oui, oui, permis à moi; mais mon âme offenséeVous préviendra, peut-être, en un pareil dessein; 720 Et je sais où porter, et mes vœux, et ma main. MARIANE Ah! je n'en doute point; et les ardeurs qu'exciteLe mérite... VALÈRE Mon Dieu, laissons là le mérite; J'en ai fort peu, sans doute*, et vous en faites foi:Mais j'espère aux bontés qu'une autre aura pour moi; 725 Et j'en sais de qui l'âme, à ma retraite ouverte,Consentira sans honte à réparer ma perte. MARIANE La perte n'est pas grande, et de ce changementVous vous consolerez assez facilement. VALÈRE J'y ferai mon possible, et vous le pouvez croire. 730 Un cœur qui nous oublie, engage notre gloire*.Il faut à l'oublier, mettre aussi tous nos soins.Si l'on n'en vient à bout, on le doit feindre au moins;Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,De montrer de l'amour pour qui nous abandonne. MARIANE 735 Ce sentiment, sans doute*, est noble, et relevé. VALÈRE Fort bien, et d'un chacun il doit être approuvé.Hé quoi! vous voudriez qu'à jamais, dans mon âme,Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme?Et vous visse, à mes yeux, passer en d'autres bras, 740 Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas? MARIANE Au contraire, pour moi, c'est ce que je souhaite;Et je voudrais déjà que la chose fût faite. VALÈRE Vous le voudriez? MARIANE Oui. VALÈRE C'est assez m'insulter, Madame, et de ce pas je vais vous contenter.(Il fait un pas pour s'en aller, et revient toujours.) MARIANE 745 Fort bien. VALÈRE Souvenez-vous au moins, que c'est vous-même Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême. MARIANE Oui. VALÈRE Et que le dessein que mon âme conçoit, N'est rien qu'à votre exemple. MARIANE À mon exemple, soit. VALÈRE Suffit; vous allez être à point nommé servie. MARIANE Tant mieux. VALÈRE 750 Vous me voyez, c'est pour toute ma vie. MARIANE À la bonne heure. VALÈRE Euh? (Il s'en va; et lorsqu'il est vers la porte, il se retourne.) MARIANE Quoi? VALÈRE Ne m'appelez-vous pas? MARIANE Moi! vous rêvez. VALÈRE Hé bien, je poursuis donc mes pas. Adieu, Madame. MARIANE Adieu, Monsieur. DORINE Pour moi, je pense Que vous perdez l'esprit, par cette extravagance; 755 Et je vous ai laissé tout du long quereller,Pour voir où tout cela pourrait enfin aller.Holà, Seigneur Valère.(Elle va l'arrêter par le bras et lui fait mine de grande résistance.) VALÈRE Hé, que veux-tu, Dorine? DORINE Venez ici. VALÈRE Non, non, le dépit me domine. Ne me détourne point de ce qu'elle a voulu. DORINE Arrêtez. VALÈRE 760 Non, vois-tu, c'est un point résolu. DORINE Ah. MARIANE Il souffre à me voir, ma présence le chasse ; Et je ferai bien mieux, de lui quitter la place. DORINE. Elle quitte Valère, et court à Mariane. À l'autre. Où courez-vous? MARIANE Laisse. DORINE Il faut revenir. MARIANE Non, non, Dorine, en vain tu veux me retenir. VALÈRE 765 Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice ;Et sans doute, il vaut mieux que je l'en affranchisse. DORINE. Elle quitte Mariane, et court à Valère. Encor? Diantre soit fait de vous, si je le veux*.Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.(Elle les tire l'un et l'autre.) VALÈRE Mais quel est ton dessein? MARIANE Qu'est-ce que tu veux faire? DORINE 770 Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d'affaire.Êtes-vous fou, d'avoir un pareil démêlé? VALÈRE N'as-tu pas entendu comme elle m'a parlé? DORINE Êtes-vous folle, vous, de vous être emportée? MARIANE N'as-tu pas vu la chose, et comme il m'a traitée? DORINE 775 Sottise des deux parts. Elle n'a d'autre soin,Que de se conserver à vous, j'en suis témoin.Il n'aime que vous seule, et n'a point d'autre envieQue d'être votre époux; j'en réponds sur ma vie. MARIANE Pourquoi donc me donner un semblable conseil? VALÈRE 780 Pourquoi m'en demander sur un sujet pareil? DORINE Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l'un, et l'autre.Allons, vous. VALÈRE, en donnant sa main à Dorine. À quoi bon ma main? DORINE Ah! çà, la vôtre. MARIANE, en donnant aussi sa main. De quoi sert tout cela? DORINE Mon Dieu, vite, avancez. Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez. VALÈRE 785 Mais ne faites donc point les choses avec peine,Et regardez un peu les gens sans nulle haine.(Mariane tourne l'œil sur Valère, et fait un petit souris.) DORINE À vous dire le vrai, les amants sont bien fous! VALÈRE Ho çà, n'ai-je pas lieu de me plaindre de vous?Et pour n'en point mentir, n'êtes-vous pas méchante, 790 De vous plaire à me dire une chose affligeante? MARIANE Mais vous, n'êtes-vous pas l'homme le plus ingrat... DORINE Pour une autre saison, laissons tout ce débat,Et songeons à parer ce fâcheux mariage. MARIANE Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage. DORINE 795 Nous en ferons agir de toutes les façons.Votre père se moque, et ce sont des chansons.Mais, pour vous, il vaut mieux qu'à son extravagance,D'un doux consentement vous prêtiez l'apparence,Afin qu'en cas d'alarme, il vous soit plus aisé 800 De tirer en longueur cet hymen proposé.En attrapant du temps, à tout on remédie.Tantôt vous payerez de quelque maladie*,Qui viendra tout à coup, et voudra des délais.Tantôt vous payerez de présages mauvais; 805 Vous aurez fait d'un mort la rencontre fâcheuse,Cassé quelque miroir, ou songé d'eau bourbeuse.Enfin le bon de tout, c'est qu'à d'autres qu'à lui,On ne vous peut lier, que vous ne disiez oui*.Mais pour mieux réussir, il est bon, ce me semble, 810 Qu'on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.(À Valère.) Sortez, et sans tarder, employez vos amisPour vous faire tenir ce qu'on vous a promis.Nous allons réveiller les efforts de son frère,Et dans notre parti jeter la belle-mère*.Adieu. VALÈRE, à Mariane. 815 Quelques efforts que nous préparions tous, Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous. MARIANE, à Valère. Je ne vous réponds pas des volontés d'un père;Mais je ne serai point à d'autre qu'à Valère. VALÈRE Que vous me comblez d'aise! Et quoi que puisse oser... DORINE 820 Ah! jamais les amants ne sont las de jaser.Sortez, vous dis-je. VALÈRE. Il fait un pas, et revient. Enfin... DORINE Quel caquet est le vôtre! Tirez* de cette part; et vous, tirez de l'autre.(Les poussant chacun par l'épaule.)
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