Dom Garcie de Navarre ou le Prince jaloux » Acte 2 » SCÈNE PREMIÈRE
ÉLISE, DON LOPE. ÉLISE 390 Tout ce que fait le Prince, à parler franchement,N'est pas ce qui me donne un grand étonnement;Car que d'un noble amour une âme bien saisie,En pousse les transports jusqu'à la jalousie,Que de doutes fréquents ses vœux soient traversés, 395 Il est fort naturel, et je l'approuve assez;Mais ce qui me surprend, Dom Lope, c'est d'entendre,Que vous lui préparez les soupçons qu'il doit prendre,Que votre âme les forme, et qu'il n'est en ces lieux,Fâcheux que par vos soins, jaloux que par vos yeux, 400 Encore un coup, Dom Lope, une âme bien épriseDes soupçons qu'elle prend, ne me rend point surprise;Mais qu'on ait sans amour tous les soins d'un jaloux,C'est une nouveauté qui n'appartient qu'à vous. DOM LOPE Que sur cette conduite à son aise l'on glose, 405 Chacun règle la sienne au but qu'il se propose;Et rebuté par vous des soins de mon amour,Je songe auprès du Prince à bien faire ma cour. ÉLISE Mais savez-vous, qu'enfin, il fera mal la sienne,S'il faut qu'en cette humeur votre esprit l'entretienne? DOM LOPE 410 Et quand, charmante Élise, a-t-on vu s'il vous plaît,Qu'on cherche auprès des grands, que son propre intérêt*?Qu'un parfait courtisan veuille charger leur suite,D'un censeur des défauts, qu'on trouve en leur conduite;Et s'aille inquiéter, si son discours leur nuit, 415 Pourvu que sa fortune en tire quelque fruit?Tout ce qu'on fait ne va, qu'à se mettre en leur grâcePar la plus courte voie, on y cherche une place;Et les plus prompts moyens de gagner leur faveur,C'est de flatter toujours le faible de leur cœur: 420 D'applaudir en aveugle à ce qu'ils veulent faire,Et n'appuyer jamais ce qui peut leur déplaire;C'est là le vrai secret d'être bien auprès d'eux,Les utiles conseils font passer pour fâcheux,Et vous laissent toujours hors de la confidence, 425 Où vous jette d'abord l'adroite complaisance.Enfin on voit partout, que l'art des courtisans,Ne tend qu'à profiter des faiblesses des grands;À nourrir leurs erreurs, et jamais dans leur âme,Ne porter les avis des choses qu'on y blâme. ÉLISE 430 Ces maximes un temps leur peuvent succéder*;Mais il est des revers, qu'on doit appréhender.Et dans l'esprit des grands, qu'on tâche de surprendre,Un rayon de lumière, à la fin peut descendre,Qui sur tous ces flatteurs venge équitablement, 435 Ce qu'a fait à leur gloire, un long aveuglement.Cependant je dirai, que votre âme s'expliqueUn peu bien librement sur votre politique;Et ses nobles motifs, au Prince rapportés,Serviraient assez mal vos assiduités. DOM LOPE 440 Outre que je pourrais désavouer, sans blâme,Ces libres vérités, sur quoi s'ouvre mon âme;Je sais fort bien qu'Elise a l'esprit trop discret,Pour aller divulguer cet entretien secret.Qu'ai-je dit, après tout, que sans moi l'on ne sache? 445 Et dans mon procédé que faut-il que je cache?On peut craindre une chute avec quelque raison,Quand on met en usage, ou ruse, ou trahison.Mais qu'ai-je à redouter, moi qui partout n'avanceQue les soins approuvés d'un peu de complaisance; 450 Et qui suis seulement par d'utiles leçonsLa pente qu'a le Prince à de jaloux soupçons?Son âme semble en vivre, et je mets mon étude,À trouver des raisons à son inquiétude,À voir de tous côtés, s'il ne se passe rien, 455 À fournir le sujet d'un secret entretien.Et quand je puis venir enflé d'une nouvelle,Donner à son repos une atteinte mortelle;C'est lors que plus il m'aime, et je vois sa raisonD'une audience* avide avaler ce poison, 460 Et m'en remercier, comme d'une victoire,Qui comblerait ses jours, de bonheur et de gloire,Mais mon rival paraît, je vous laisse tous deux,Et bien que je renonce à l'espoir de vos vœux*,J'aurais un peu de peine à voir qu'en ma présence, 465 Il reçût des effets de quelque préférence;Et je veux, si je puis, m'épargner ce souci. ÉLISE Tout amant de bon sens en doit user ainsi.
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