Le Misanthrope » Acte 2 » SCÈNE IV
ÉLIANTE, PHILINTE, ACASTE, CLITANDRE, ALCESTE, CÉLIMÈNE, BASQUE. ÉLIANTE Voici les deux marquis, qui montent avec nous;Vous l'est-on venu dire? CÉLIMÈNE 560 Oui. Des sièges pour tous. (À Alceste.) Vous n'êtes pas sorti? ALCESTE Non; mais je veux, Madame, Ou, pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme. CÉLIMÈNE Taisez-vous. ALCESTE Aujourd'hui vous vous expliquerez. CÉLIMÈNE Vous perdez le sens. ALCESTE Point, vous vous déclarerez. CÉLIMÈNE Ah! ALCESTE Vous prendrez parti. CÉLIMÈNE 565 Vous vous moquez, je pense. ALCESTE Non, mais vous choisirez, c'est trop de patience. CLITANDRE Parbleu, je viens du Louvre, où Cléonte, au levé,Madame, a bien paru, ridicule achevé.N'a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières, 570 D'un charitable avis, lui prêter les lumières? CÉLIMÈNE Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille* fort;Partout, il porte un air qui saute aux yeux, d'abord;Et lorsqu'on le revoit, après un peu d'absence,On le retrouve, encor, plus plein d'extravagance. ACASTE 575 Parbleu, s'il faut parler des gens extravagants,Je viens d'en essuyer un des plus fatigants;Damon, le raisonneur, qui m'a, ne vous déplaise,Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise. CÉLIMÈNE C'est un parleur étrange, et qui trouve, toujours, 580 L'art de ne vous rien dire, avec de grands discours.Dans les propos qu'il tient, on ne voit jamais goutte,Et ce n'est que du bruit, que tout ce qu'on écoute. ÉLIANTE à Philinte. Ce début n'est pas mal; et, contre le prochain,La conversation prend un assez bon train. CLITANDRE 585 Timante, encor, Madame, est un bon caractère! CÉLIMÈNE C'est, de la tête aux pieds, un homme tout mystère,Qui vous jette, en passant, un coup d'œil égaré,Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.Tout ce qu'il vous débite, en grimaces, abonde; 590 À force de façons, il assomme le monde;Sans cesse il a, tout bas, pour rompre l'entretien,Un secret à vous dire, et ce secret n'est rien;De la moindre vétille, il fait une merveille,Et, jusques au bonjour, il dit tout à l'oreille. ACASTE Et Géralde, Madame? CÉLIMÈNE 595 Ô l'ennuyeux conteur! Jamais, on ne le voit sortir du grand seigneur*;Dans le brillant commerce, il se mêle, sans cesse,Et ne cite jamais, que duc, prince, ou princesse.La qualité l'entête*, et tous ses entretiens 600 Ne sont que de chevaux, d'équipage, et de chiens;Il tutaye*, en parlant, ceux du plus haut étage,Et le nom de Monsieur, est, chez lui, hors d'usage. CLITANDRE On dit qu'avec Bélise, il est du dernier bien. CÉLIMÈNE Le pauvre esprit de femme! et le sec entretien! 605 Lorsqu'elle vient me voir, je souffre le martyre,Il faut suer, sans cesse, à chercher que lui dire;Et la stérilité de son expression,Fait mourir, à tous coups, la conversation.En vain, pour attaquer son stupide silence, 610 De tous les lieux communs, vous prenez l'assistance;Le beau temps, et la pluie, et le froid, et le chaud,Sont des fonds, qu'avec elle, on épuise bientôt.Cependant, sa visite, assez insupportable,Traîne en une longueur, encore, épouvantable; 615 Et l'on demande l'heure, et l'on bâille vingt fois,Qu'elle grouille autant qu'une pièce de bois*. ACASTE Que vous semble d'Adraste? CÉLIMÈNE Ah! quel orgueil extrême! C'est un homme gonflé de l'amour de soi-même;Son mérite, jamais, n'est content de la cour, 620 Contre elle, il fait métier de pester chaque jour;Et l'on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,Qu'à tout ce qu'il se croit, on ne fasse injustice. CLITANDRE Mais le jeune Cléon, chez qui vont, aujourd'hui,Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui? CÉLIMÈNE 625 Que de son cuisinier, il s'est fait un mérite,Et que c'est à sa table, à qui l'on rend visite. ÉLIANTE Il prend soin d'y servir des mets fort délicats. CÉLIMÈNE Oui, mais je voudrais bien qu'il ne s'y servît pas,C'est un fort méchant plat, que sa sotte personne, 630 Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu'il donne. PHILINTE On fait assez de cas de son oncle Damis;Qu'en dites-vous, Madame? CÉLIMÈNE Il est de mes amis. PHILINTE Je le trouve honnête homme, et d'un air assez sage. CÉLIMÈNE Oui, mais il veut avoir trop d'esprit, dont j'enrage; 635 Il est guindé sans cesse; et, dans tous ses propos,On voit qu'il se travaille à dire de bons mots*.Depuis que dans la tête, il s'est mis d'être habile,Rien ne touche son goût, tant il est difficile;Il veut voir des défauts à tout ce qu'on écrit, 640 Et pense que louer, n'est pas d'un bel esprit.Que c'est être savant, que trouver à redire;Qu'il n'appartient qu'aux sots, d'admirer, et de rire;Et qu'en n'approuvant rien des ouvrages du temps,Il se met au-dessus de tous les autres gens. 645 Aux conversations, même il trouve à reprendre,Ce sont propos trop bas, pour y daigner descendre;Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,Il regarde en pitié, tout ce que chacun dit. ACASTE Dieu me damne, voilà son portrait véritable. CLITANDRE 650 Pour bien peindre les gens, vous êtes admirable! ALCESTE Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour,Vous n'en épargnez point, et chacun a son tour.Cependant, aucun d'eux, à vos yeux, ne se montre,Qu'on ne vous voie en hâte, aller à sa rencontre, 655 Lui présenter la main, et d'un baiser flatteur,Appuyer les serments d'être son serviteur. CLITANDRE Pourquoi s'en prendre à nous? Si ce qu'on dit, vous blesse,Il faut que le reproche, à Madame, s'adresse. ALCESTE Non, morbleu, c'est à vous; et vos ris complaisants 660 Tirent de son esprit, tous ces traits médisants;Son humeur satirique est sans cesse nourriePar le coupable encens de votre flatterie;Et son cœur, à railler, trouverait moins d'appas,S'il avait observé qu'on ne l'applaudît pas. 665 C'est ainsi qu'aux flatteurs, on doit, partout, se prendreDes vices où l'on voit les humains se répandre. PHILINTE Mais pourquoi, pour ces gens, un intérêt si grand,Vous, qui condamneriez, ce qu'en eux on reprend? CÉLIMÈNE Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise? 670 À la commune voix, veut-on qu'il se réduise?Et qu'il ne fasse pas éclater, en tous lieux,L'esprit contrariant, qu'il a reçu des cieux?Le sentiment d'autrui, n'est jamais, pour lui plaire,Il prend, toujours, en main, l'opinion contraire; 675 Et penserait paraître un homme du commun,Si l'on voyait qu'il fût de l'avis de quelqu'un.L'honneur de contredire, a, pour lui, tant de charmes,Qu'il prend, contre lui-même, assez souvent, les armes;Et ses vrais sentiments sont combattus par lui, 680 Aussitôt qu'il les voit dans la bouche d'autrui. ALCESTE Les rieurs sont pour vous, Madame, c'est tout dire;Et vous pouvez pousser, contre moi, la satire. PHILINTE Mais il est véritable, aussi, que votre espritSe gendarme, toujours, contre tout ce qu'on dit; 685 Et que, par un chagrin, que lui-même il avoue,Il ne saurait souffrir qu'on blâme, ni qu'on loue. ALCESTE C'est que jamais, morbleu, les hommes n'ont raison,Que le chagrin, contre eux, est toujours de saison,Et que je vois qu'ils sont, sur toutes les affaires, 690 Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires. CÉLIMÈNE Mais... ALCESTE Non, Madame, non, quand j'en devrais mourir, Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir;Et l'on a tort, ici, de nourrir dans votre âme,Ce grand attachement aux défauts qu'on y blâme*. CLITANDRE 695 Pour moi, je ne sais pas; mais j'avouerai, tout haut,Que j'ai cru, jusqu'ici, Madame sans défaut. ACASTE De grâces, et d'attraits, je vois qu'elle est pourvue;Mais les défauts qu'elle a, ne frappent point ma vue. ALCESTE Ils frappent tous la mienne, et loin de m'en cacher, 700 Elle sait que j'ai soin de les lui reprocher.Plus on aime quelqu'un, moins il faut qu'on le flatte;À ne rien pardonner, le pur amour éclate;Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants,Que je verrais soumis à tous mes sentiments, 705 Et dont, à tous propos, les molles complaisancesDonneraient de l'encens à mes extravagances. CÉLIMÈNE Enfin, s'il faut qu'à vous, s'en rapportent les cœurs,On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs;Et du parfait amour, mettre l'honneur suprême, 710 À bien injurier les personnes qu'on aime. ÉLIANTE L'amour, pour l'ordinaire, est peu fait à ces lois,Et l'on voit les amants vanter, toujours, leur choix:Jamais, leur passion n'y voit rien de blâmable,Et dans l'objet aimé, tout leur devient aimable; 715 Ils comptent les défauts pour des perfections,Et savent y donner de favorables noms.La pâle, est aux jasmins, en blancheur, comparable;La noire, à faire peur, une brune adorable;La maigre, a de la taille, et de la liberté; 720 La grasse, est, dans son port, pleine de majesté;La malpropre, sur soi*, de peu d'attraits chargée,Est mise sous le nom de beauté négligée;La géante, paraît une déesse aux yeux;La naine, un abrégé des merveilles des cieux; 725 L'orgueilleuse, a le cœur digne d'une couronne;La fourbe, a de l'esprit; la sotte, est toute bonne;La trop grande parleuse, est d'agréable humeur;Et la muette, garde une honnête pudeur.C'est ainsi, qu'un amant, dont l'ardeur est extrême, 730 Aime, jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime*. ALCESTE Et moi, je soutiens, moi... CÉLIMÈNE Brisons là, ce discours, Et dans la galerie, allons faire deux tours.Quoi! vous vous en allez, Messieurs? CLITANDRE et ACASTE Non pas, Madame. ALCESTE La peur de leur départ, occupe fort votre âme; 735 Sortez, quand vous voudrez, Messieurs; mais j'avertis,Que je ne sors qu'après que vous serez sortis. ACASTE À moins de voir Madame en être importunée,Rien ne m'appelle, ailleurs, de toute la journée. CLITANDRE Moi, pourvu que je puisse être au petit couché*, 740 Je n'ai point d'autre affaire, où je sois attaché. CÉLIMÈNE C'est pour rire, je crois. ALCESTE Non, en aucune sorte, Nous verrons, si c'est moi, que vous voudrez qui sorte.
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