Les Femmes savantes » Acte 1 » SCÈNE III
CLITANDRE, HENRIETTE. HENRIETTE Votre sincère aveu ne l'a pas peu surprise. CLITANDRE 200 Elle mérite assez une telle franchise,Et toutes les hauteurs de sa folle fiertéSont dignes tout au moins de ma sincérité:Mais puisqu'il m'est permis, je vais à votre père,Madame... HENRIETTE Le plus sûr est de gagner ma mère: 205 Mon père est d'une humeur à consentir à tout,Mais il met peu de poids aux choses qu'il résout*;Il a reçu du Ciel certaine bonté d'âme,Qui le soumet d'abord à ce que veut sa femme;C'est elle qui gouverne, et d'un ton absolu 210 Elle dicte pour loi ce qu'elle a résolu.Je voudrais bien vous voir pour elle, et pour ma tante,Une âme, je l'avoue, un peu plus complaisante,Un esprit qui flattant les visions du leur,Vous pût de leur estime attirer la chaleur. CLITANDRE 215 Mon cœur n'a jamais pu, tant il est né sincère,Même dans votre sœur flatter leur caractère,Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût.Je consens qu'une femme ait des clartés de tout,Mais je ne lui veux point la passion choquante 220 De se rendre savante afin d'être savante;Et j'aime que souvent aux questions qu'on fait,Elle sache ignorer les choses qu'elle sait;De son étude enfin je veux qu'elle se cache,Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache, 225 Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,Et clouer de l'esprit à ses moindres propos.Je respecte beaucoup Madame votre mère,Mais je ne puis du tout approuver sa chimère,Et me rendre l'écho des choses qu'elle dit 230 Aux encens* qu'elle donne à son héros d'esprit.Son Monsieur Trissotin me chagrine, m'assomme,Et j'enrage de voir qu'elle estime un tel homme,Qu'elle nous mette au rang des grands et beaux espritsUn benêt dont partout on siffle les écrits, 235 Un pédant dont on voit la plume libéraleD'officieux papiers fournir toute la halle*. HENRIETTE Ses écrits, ses discours, tout m'en semble ennuyeux,Et je me trouve assez votre goût et vos yeuxMais comme sur ma mère il a grande puissance, 240 Vous devez vous forcer à quelque complaisance.Un amant fait sa cour où s'attache son cœur*,Il veut de tout le monde y gagner la faveur;Et pour n'avoir personne à sa flamme contraire,Jusqu'au chien du logis il s'efforce de plaire. CLITANDRE 245 Oui, vous avez raison; mais Monsieur TrissotinM'inspire au fond de l'âme un dominant chagrin.Je ne puis consentir, pour gagner ses suffrages,À me déshonorer, en prisant ses ouvrages;C'est par eux qu'à mes yeux il a d'abord paru, 250 Et je le connaissais avant que l'avoir vu.Je vis dans le fatras des écrits qu'il nous donne,Ce qu'étale en tous lieux sa pédante personne,La constante hauteur de sa présomption;Cette intrépidité de bonne opinion; 255 Cet indolent* état de confiance extrême,Qui le rend en tout temps si content de soi-même,Qui fait qu'à son mérite incessamment il rit;Qu'il se sait si bon gré de tout ce qu'il écrit;Et qu'il ne voudrait pas changer sa renommée 260 Contre tous les honneurs d'un général d'armée. HENRIETTE C'est avoir de bons yeux que de voir tout cela. CLITANDRE Jusques à sa figure encor la chose alla*,Et je vis par les vers qu'à la tête il nous jette,De quel air il fallait que fût fait le poète; 265 Et j'en avais si bien deviné tous les traits,Que rencontrant un homme un jour dans le Palais,Je gageai que c'était Trissotin en personne,Et je vis qu'en effet la gageure était bonne. HENRIETTE Quel conte! CLITANDRE Non, je dis la chose comme elle est: 270 Mais je vois votre tante. Agréez, s'il vous plaît,Que mon cœur lui déclare ici notre mystère,Et gagne sa faveur auprès de votre mère.
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