Psyché » Acte 2 » SCÈNE PREMIÈRE
LE ROI, PSYCHÉ, AGLAURE, CIDIPPE, LYCAS, SUITE. PSYCHÉ De vos larmes, Seigneur, la source m'est bien chère;Mais c'est trop aux bontés que vous avez pour moi,Que de laisser régner les tendresses de pèreJusque dans les yeux d'un grand Roi. 575 Ce qu'on vous voit ici donner à la natureAu rang que vous tenez, Seigneur, fait trop d'injure,Et j'en dois refuser les touchantes faveurs:Laissez moins sur votre sagessePrendre d'empire à vos douleurs, 580 Et cessez d'honorer mon destin par des pleurs,Qui dans le cœur d'un Roi montrent de la faiblesse. LE ROI Ah, ma fille, à ces pleurs laisse mes yeux ouverts,Mon deuil est raisonnable, encor qu'il soit extrême,Et lorsque pour toujours on perd ce que je perds, 585 La sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.En vain l'orgueil du diadèmeVeut qu'on soit insensible à ces cruels revers,En vain de la raison les secours sont offerts,Pour vouloir d'un œil sec voir mourir ce qu'on aime: 590 L'effort en est barbare aux yeux de l'univers,Et c'est brutalité plus que vertu suprême.Je ne veux point dans cette adversitéParer mon cœur d'insensibilité,Et cacher l'ennui qui me touche; 595 Je renonce à la vanitéDe cette dureté farouche,Que l'on appelle fermeté;Et de quelque façon qu'on nommeCette vive douleur dont je ressens les coups, 600 Je veux bien l'étaler, ma fille, aux yeux de tous,Et dans le cœur d'un Roi montrer le cœur d'un homme. PSYCHÉ Je ne mérite pas cette grande douleur:Opposez, opposez un peu de résistanceAux droits qu'elle prend sur un cœur 605 Dont mille événements ont marqué la puissance.Quoi? faut-il que pour moi vous renonciez, Seigneur,À cette royale constance,Dont vous avez fait voir dans les coups du malheurUne fameuse expérience? LE ROI 610 La constance est facile en mille occasions.Toutes les révolutionsOù nous peut exposer la fortune inhumaine,La perte des grandeurs, les persécutions,Le poison de l'envie, et les traits de la haine, 615 N'ont rien que ne puissent sans peineBraver les résolutionsD'une âme où la raison est un peu souveraine:Mais ce qui porte des rigueursÀ faire succomber les cœurs 620 Sous le poids des douleurs amères,Ce sont, ce sont les rudes traitsDe ces fatalités sévères,Qui nous enlèvent pour jamaisLes personnes qui nous sont chères. 625 La raison contre de tels coupsN'offre point d'armes secourables,Et voilà des Dieux en courrouxLes foudres les plus redoutablesQui se puissent lancer sur nous. PSYCHÉ 630 Seigneur, une douceur ici vous est offerte:Votre hymen a reçu plus d'un présent des Dieux,Et par une faveur ouverteIls ne vous ôtent rien en m'ôtant à vos yeux,Dont ils n'aient pris le soin de réparer la perte. 635 Il vous reste de quoi consoler vos douleurs,Et cette loi du Ciel que vous nommez cruelleDans les deux princesses mes sœurs,Laisse à l'amitié paternelleOù placer toutes ses douceurs. LE ROI 640 Ah, de mes maux soulagement frivole!Rien, rien ne s'offre à moi qui de toi me console;C'est sur mes déplaisirs que j'ai les yeux ouverts,Et dans un destin si funesteJe regarde ce que je perds, 645 Et ne vois point ce qui me reste. PSYCHÉ Vous savez mieux que moi qu'aux volontés des Dieux,Seigneur, il faut régler les nôtres,Et je ne puis vous dire en ces tristes adieuxQue ce que beaucoup mieux vous pouvez dire aux autres. 650 Ces Dieux sont maîtres souverainsDes présents qu'ils daignent nous faire;Ils ne les laissent dans nos mainsQu'autant de temps qu'il peut leur plaire.Lorsqu'ils viennent les retirer, 655 On n'a nul droit de murmurerDes grâces que leur main ne veut plus nous étendre;Seigneur, je suis un don qu'ils ont fait à vos vœux,Et quand par cet arrêt ils veulent me reprendre,Ils ne vous ôtent rien que vous ne teniez d'eux, 660 Et c'est sans murmurer que vous devez me rendre. LE ROI Ah, cherche un meilleur fondementAux consolations que ton cœur me présente,Et de la fausseté de ce raisonnementNe fais point un accablement 665 À cette douleur si cuisante,Dont je souffre ici le tourment.Crois-tu là me donner une raison puissante,Pour ne me plaindre point de cet arrêt des Cieux?Et dans le procédé des Dieux 670 Dont tu veux que je me contente,Une rigueur assassinanteNe paraît-elle pas aux yeux?Vois l'état où ces Dieux me forcent à te rendre,Et l'autre où te reçut mon cœur infortuné: 675 Tu connaîtras par là qu'ils me viennent reprendreBien plus que ce qu'ils m'ont donné.Je reçus d'eux en toi, ma fille,Un présent que mon cœur ne leur demandait pas;J'y trouvais alors peu d'appas, 680 Et leur en vis sans joie accroître ma famille.Mais mon cœur ainsi que mes yeuxS'est fait de ce présent une douce habitude:J'ai mis quinze ans de soins, de veilles, et d'étude,À me le rendre précieux, 685 Je l'ai paré de l'aimable richesseDe mille brillantes vertus,En lui j'ai renfermé par des soins assidusTous les plus beaux trésors que fournit la sagesse,À lui j'ai de mon âme attaché la tendresse, 690 J'en ai fait de ce cœur le charme et l'allégresse,La consolation de mes sens abattus,Le doux espoir de ma vieillesse.Ils m'ôtent tout cela, ces Dieux,Et tu veux que je n'aie aucun sujet de plainte 695 Sur cet affreux arrêt dont je souffre l'atteinte?Ah, leur pouvoir se joue avec trop de rigueurDes tendresses de notre cœur:Pour m'ôter leur présent, leur fallait-il attendreQue j'en eusse fait tout mon bien? 700 Ou plutôt, s'ils avaient dessein de le reprendre,N'eût-il pas été mieux de ne me donner rien? PSYCHÉ Seigneur, redoutez la colèreDe ces Dieux contre qui vous osez éclater. LE ROI Après ce coup que peuvent-ils me faire? 705 Ils m'ont mis en état de ne rien redouter. PSYCHÉ Ah, Seigneur, je tremble des crimesQue je vous fais commettre, et je dois me haïr... LE ROI Ah, qu'ils souffrent du moins mes plaintes légitimes,Ce m'est assez d'effort que de leur obéir, 710 Ce doit leur être assez que mon cœur t'abandonneAu barbare respect qu'il faut qu'on ait pour eux,Sans prétendre gêner la douleur que me donneL'épouvantable arrêt d'un sort si rigoureux.Mon juste désespoir ne saurait se contraindre, 715 Je veux, je veux garder ma douleur à jamais,Je veux sentir toujours la perte que je fais,De la rigueur du Ciel je veux toujours me plaindre,Je veux jusqu'au trépas incessamment pleurerCe que tout l'univers ne peut me réparer. PSYCHÉ 720 Ah, de grâce, Seigneur, épargnez ma faiblesse,J'ai besoin de constance en l'état où je suis:Ne fortifiez point l'excès de mes ennuisDes larmes de votre tendresse.Seuls ils sont assez forts, et c'est trop pour mon cœur 725 De mon destin et de votre douleur. LE ROI Oui, je dois t'épargner mon deuil inconsolable.Voici l'instant fatal de m'arracher de toi:Mais comment prononcer ce mot épouvantable?Il le faut toutefois, le Ciel m'en fait la loi, 730 Une rigueur inévitableM'oblige à te laisser en ce funeste lieu.Adieu: je vais... Adieu. Ce qui suit, jusqu'à la fin de la pièce, est de M. C. à la réserve de la première scène du troisième acte, qui est de la même main que ce qui a précédé.
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