Psyché » Acte 4 » SCÈNE III
L'AMOUR, PSYCHÉ. L'AMOUR Enfin vous êtes seule, et je puis vous redire,Sans avoir pour témoins vos importunes sœurs,Ce que des yeux si beaux ont pris sur moi d'empire,Et quel excès ont les douceurs 1435 Qu'une sincère ardeur inspireSitôt qu'elle assemble deux cœurs.Je puis vous expliquer de mon âme ravieLes amoureux empressements,Et vous jurer qu'à vous seule asservie 1440 Elle n'a pour objet de ses ravissements,Que de voir cette ardeur de même ardeur suivieNe concevoir plus d'autre envieQue de régler mes vœux sur vos désirs,Et de ce qui vous plaît faire tous mes plaisirs. 1445 Mais d'où vient qu'un triste nuageSemble offusquer l'éclat de ces beaux yeux?Vous manque-t-il quelque chose en ces lieux?Des vœux qu'on vous y rend dédaignez-vous l'hommage? PSYCHÉ Non, Seigneur. L'AMOUR Qu'est-ce donc, et d'où vient mon malheur? 1450 J'entends moins de soupirs d'amour que de douleur,Je vois de votre teint les roses amortiesMarquer un déplaisir secret,Vos sœurs à peine sont partiesQue vous soupirez de regret! 1455 Ah, Psyché, de deux cœurs quand l'ardeur est la même,Ont-ils des soupirs différents?Et quand on aime bien, et qu'on voit ce qu'on aime,Peut-on songer à des parents? PSYCHÉ Ce n'est point là ce qui m'afflige. L'AMOUR 1460 Est-ce l'absence d'un rival,Et d'un rival aimé qui fait qu'on me néglige? PSYCHÉ Dans un cœur tout à vous que vous pénétrez mal!Je vous aime, Seigneur, et mon amour s'irriteDe l'indigne soupçon que vous avez formé: 1465 Vous ne connaissez pas quel est votre mérite,Si vous craignez de n'être pas aimé.Je vous aime, et depuis que j'ai vu la lumière,Je me suis montrée assez fière,Pour dédaigner les vœux de plus d'un Roi: 1470 Et s'il vous faut ouvrir mon âme toute entière,Je n'ai trouvé que vous qui fût digne de moi.Cependant j'ai quelque tristesseQu'en vain je voudrais vous cacher,Un noir chagrin se mêle à toute ma tendresse 1475 Dont je ne la puis détacher.Ne m'en demandez point la cause,Peut-être la sachant, voudrez-vous m'en punir,Et si j'ose aspirer encore à quelque chose,Je suis sûre du moins de ne point l'obtenir. L'AMOUR 1480 Et ne craignez-vous point qu'à mon tour je m'irrite,Que vous connaissiez mal quel est votre mérite,Ou feigniez de ne pas savoirQuel est sur moi votre absolu pouvoir?Ah si vous en doutez, soyez désabusée,Parlez. PSYCHÉ 1485 J'aurai l'affront de me voir refusée. L'AMOUR Prenez en ma faveur de meilleurs sentiments,L'expérience en est aisée,Parlez, tout se tient prêt à vos commandements.Si pour m'en croire il vous faut des serments, 1490 J'en jure vos beaux yeux, ces maîtres de mon âme,Ces divins auteurs de ma flamme,Et si ce n'est assez d'en jurer vos beaux yeux,J'en jure par le Styx, comme jurent les Dieux. PSYCHÉ J'ose craindre un peu moins après cette assurance. 1495 Seigneur, je vois ici la pompe et l'abondance,Je vous adore, et vous m'aimez,Mon cœur en est ravi, mes sens en sont charmés;Mais parmi ce bonheur suprêmeJ'ai le malheur de ne savoir qui j'aime. 1500 Dissipez cet aveuglement,Et faites-moi connaître un si parfait amant. L'AMOUR Psyché, que venez-vous de dire? PSYCHÉ Que c'est le bonheur où j'aspire,Et si vous ne me l'accordez... L'AMOUR 1505 Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître,Mais vous ne savez pas ce que vous demandez.Laissez-moi mon secret; si je me fais connaître,Je vous perds, et vous me perdez.Le seul remède est de vous en dédire. PSYCHÉ 1510 C'est là sur vous mon souverain empire? L'AMOUR Vous pouvez tout, et je suis tout à vous;Mais si nos feux vous semblent doux,Ne mettez point d'obstacle à leur charmante suite,Ne me forcez point à la fuite: 1515 C'est le moindre malheur qui nous puisse arriverD'un souhait qui vous a séduite. PSYCHÉ Seigneur, vous voulez m'éprouver,Mais je sais ce que j'en dois croire.De grâce, apprenez-moi tout l'excès de ma gloire, 1520 Et ne me cachez plus pour quel illustre choixJ'ai rejeté les vœux de tant de rois. L'AMOUR Le voulez-vous? PSYCHÉ Souffrez que je vous en conjure. L'AMOUR Si vous saviez, Psyché, la cruelle aventureQue par là vous vous attirez... PSYCHÉ 1525 Seigneur, vous me désespérez. L'AMOUR Pensez-y bien, je puis encor me taire. PSYCHÉ Faites-vous des serments pour n'y point satisfaire? L'AMOUR Hé bien, je suis le Dieu le plus puissant des Dieux,Absolu sur la terre, absolu dans les Cieux, 1530 Dans les eaux, dans les airs mon pouvoir est suprême,En un mot je suis l'Amour même,Qui de mes propres traits m'étais blessé pour vous,Et sans la violence, hélas! que vous me faites,Et qui vient de changer mon amour en courroux, 1535 Vous m'alliez avoir pour époux.Vos volontés sont satisfaites,Vous avez su qui vous aimiez,Vous connaissez l'amant que vous charmiez,Psyché, voyez où vous en êtes. 1540 Vous me forcez vous-même à vous quitter,Vous me forcez vous-même à vous ôterTout l'effet de votre victoire:Peut-être vos beaux yeux ne me reverront plus,Ce palais, ces jardins, avec moi disparus 1545 Vont faire évanouir votre naissante gloire;Vous n'avez pas voulu m'en croire,Et pour tout fruit de ce doute éclairci,Le Destin sous qui le Ciel tremble,Plus fort que mon amour, que tous les Dieux ensemble, 1550 Vous va montrer sa haine, et me chasse d'ici. L'Amour disparaît, et dans l'instant qu'il s'envole, le superbe jardin s'évanouit. Psyché demeure seule au milieu d'une vaste campagne, et sur le bord sauvage d'un grand fleuve où elle se veut précipiter. Le Dieu du fleuve paraît assis sur un amas de joncs et de roseaux, et appuyé sur une grande urne, d'où sort une grosse source d'eau.
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