L'École des maris » Acte 1 » SCÈNE II
LÉONOR, ISABELLE, LISETTE, ARISTE, SGANARELLE. LÉONOR, à Isabelle. 75 Je me charge de tout, en cas que l'on vous gronde. LISETTE, à Isabelle. Toujours dans une chambre à ne point voir le monde? ISABELLE Il est ainsi bâti. LÉONOR Je vous en plains ma sœur. LISETTE Bien vous prend que son frère ait toute une autre humeur,Madame, et le destin vous fut bien favorable, 80 En vous faisant tomber aux mains du raisonnable. ISABELLE C'est un miracle encor, qu'il ne m'ait aujourd'huiEnfermée à la clef, ou menée avec lui. LISETTE Ma foi je l'enverrais au diable avec sa fraise*,Et...(Rencontrant Sganarelle.) SGANARELLE Où donc allez-vous, qu'il ne vous en déplaise. LÉONOR 85 Nous ne savons encore, et je pressais ma sœurDe venir du beau temps respirer la douceur:Mais... SGANARELLE* Pour vous, vous pouvez aller où bon vous semble Vous n'avez qu'à courir, vous voilà deux ensemble:Mais vous, je vous défends s'il vous plaît de sortir. ARISTE 90 Eh! laissez-les, mon frère, aller se divertir*. SGANARELLE Je suis votre valet, mon frère. ARISTE La jeunesse, Veut... SGANARELLE La jeunesse est sotte, et parfois la vieillesse. ARISTE Croyez-vous qu'elle est mal d'être avec Léonor? SGANARELLE Non pas, mais avec moi, je la crois mieux encor. ARISTE Mais... SGANARELLE 95 Mais ses actions de moi doivent dépendre, Et je sais l'intérêt enfin, que j'y dois prendre. ARISTE À celles de sa sœur, ai-je un moindre intérêt? SGANARELLE Mon Dieu, chacun raisonne, et fait comme il lui plaît.Elles sont sans parents, et notre ami leur père, 100 Nous commit leur conduite à son heure dernière;Et nous chargeant tous deux, ou de les épouser,Ou sur notre refus un jour d'en disposer,Sur elles par contrat, nous sut dès leur enfance,Et de père, et d'époux donner pleine puissance; 105 D'élever celle-là, vous prîtes le souci,Et moi je me chargeai du soin de celle-ci;Selon vos volontés vous gouvernez la vôtre,Laissez-moi, je vous prie, à mon gré régir l'autre. ARISTE Il me semble... SGANARELLE Il me semble, et je le dis tout haut, 110 Que sur un tel sujet, c'est parler comme il faut.Vous souffrez que la vôtre, aille leste et pimpante,Je le veux bien: qu'elle ait, et laquais, et suivante,J'y consens: qu'elle coure, aime l'oisiveté,Et soit des damoiseaux fleurée* en liberté; 115 J'en suis fort satisfait; mais j'entends que la mienne,Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne;Que d'une serge honnête, elle ait son vêtement,Et ne porte le noir, qu'aux bons jours seulement*.Qu'enfermée au logis en personne bien sage, 120 Elle s'applique toute aux choses du ménage;À recoudre mon linge aux heures de loisir,Ou bien à tricoter quelque bas par plaisir;Qu'aux discours des muguets, elle ferme l'oreille,Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille. 125 Enfin la chair est faible, et j'entends tous les bruits,Je ne veux point porter de cornes, si je puis,Et comme à m'épouser sa fortune l'appelle,Je prétends corps pour corps, pouvoir répondre d'elle. ISABELLE Vous n'avez pas sujet que je crois... SGANARELLE Taisez-vous; 130 Je vous apprendrai bien, s'il faut sortir sans nous. LÉONOR Quoi donc, Monsieur... SGANARELLE Mon Dieu, Madame, sans langage*, Je ne vous parle pas, car vous êtes trop sage. LÉONOR Voyez-vous Isabelle, avec nous à regret? SGANARELLE Oui, vous me la gâtez, puisqu'il faut parler net. 135 Vos visites ici, ne font que me déplaire,Et vous m'obligerez de ne nous en plus faire. LÉONOR Voulez-vous que mon cœur, vous parle net aussi?J'ignore de quel œil, elle voit tout ceci,Mais je sais ce qu'en moi ferait la défiance, 140 Et quoiqu'un même sang nous ait donné naissance;Nous sommes bien peu sœurs, s'il faut que chaque jourVos manières d'agir lui donnent de l'amour. LISETTE En effet tous ces soins sont des choses infâmes,Sommes-nous chez les Turcs pour renfermer les femmes? 145 Car on dit qu'on les tient esclaves en ce lieu,Et que c'est pour cela, qu'ils sont maudits de Dieu.Notre honneur est, Monsieur, bien sujet à faiblesse,S'il faut qu'il ait besoin qu'on le garde sans cesse:Pensez-vous après tout que ces précautions, 150 Servent de quelque obstacle à nos intentionsEt quand nous nous mettons quelque chose à la tête,Que l'homme le plus fin, ne soit pas une bête?Toutes ces gardes-là, sont visions de fous,Le plus sûr est ma foi de se fier en nous, 155 Qui nous gêne se met en un péril extrême,Et toujours notre honneur, veut se garder lui-même.C'est nous inspirer, presque un désir de pécher,Que montrer tant de soins de nous en empêcher,Et si par un mari, je me voyais contrainte, 160 J'aurais fort grande pente à confirmer sa crainte. SGANARELLE Voilà, beau précepteur, votre éducation,Et vous souffrez cela sans nulle émotion. ARISTE Mon frère, son discours ne doit que faire rire,Elle a quelque raison en ce qu'elle veut dire. 165 Leur sexe aime à jouir d'un peu de liberté,On le retient fort mal par tant d'austérité,Et les soins défiants, les verrous, et les grilles,Ne font pas la vertu des femmes, ni des filles,C'est l'honneur qui les doit tenir dans le devoir, 170 Non la sévérité que nous leur faisons voir.C'est une étrange chose à vous parler sans feinte,Qu'une femme qui n'est sage que par contrainte;En vain sur tous ses pas nous prétendons régner,Je trouve que le cœur est ce qu'il faut gagner, 175 Et je ne tiendrais moi, quelque soin qu'on se donne,Mon honneur guère sûr aux mains d'une personne;À qui, dans les désirs qui pourraient l'assaillir,Il ne manquerait rien qu'un moyen de faillir. SGANARELLE Chansons que tout cela. ARISTE Soit, mais je tiens sans cesse, 180 Qu'il nous faut en riant instruire la jeunesse,Reprendre ses défauts avec grande douceur,Et du nom de vertu ne lui point faire peur;Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes,Des moindres libertés je n'ai point fait des crimes, 185 À ses jeunes désirs j'ai toujours consenti,Et je ne m'en suis point, grâce au Ciel, repenti;J'ai souffert qu'elle ait vu les belles compagnies,Les divertissements, les bals, les comédies;Ce sont choses, pour moi, que je tiens de tout temps, 190 Fort propres à former l'esprit des jeunes gens;Et l'école du monde en l'air dont il faut vivre,Instruit mieux* à mon gré que ne fait aucun livre:Elle aime à dépenser en habits, linge, et nœuds,Que voulez-vous, je tâche à contenter ses vœux, 195 Et ce sont des plaisirs qu'on peut dans nos familles,Lorsque l'on a du bien, permettre aux jeunes filles.Un ordre paternel l'oblige à m'épouser;Mais mon dessein n'est pas de la tyranniser,Je sais bien que nos ans ne se rapportent guère, 200 Et je laisse à son choix liberté tout entière,Si quatre mille écus de rente bien venants*,Une grande tendresse, et des soins complaisants,Peuvent à son avis pour un tel mariage,Réparer entre nous l'inégalité d'âge; 205 Elle peut m'épouser, sinon choisir ailleurs,Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs,Et j'aime mieux la voir sous un autre hyménée,Que si contre son gré sa main m'était donnée. SGANARELLE Hé qu'il est doucereux, c'est tout sucre, et tout miel. ARISTE 210 Enfin c'est mon humeur, et j'en rends grâce au ciel,Je ne suivrais jamais ces maximes sévères,Qui font que les enfants comptent les jours des pères. SGANARELLE Mais ce qu'en la jeunesse on prend de liberté,Ne se retranche pas avec facilité, 215 Et tous ses sentiments suivront mal votre envie,Quand il faudra changer sa manière de vie. ARISTE Et pourquoi la changer? SGANARELLE Pourquoi? ARISTE Oui? SGANARELLE Je ne sai. ARISTE Y voit-on quelque chose où l'honneur soit blessé? SGANARELLE Quoi si vous l'épousez elle pourra prétendre 220 Les mêmes libertés que fille on lui voit prendre? ARISTE Pourquoi non? SGANARELLE Vos désirs lui seront complaisans, Jusques à lui laisser, et mouches, et rubans? ARISTE Sans doute*. SGANARELLE À lui souffrir en cervelle troublée, De courir tous les bals, et les lieux d'assemblée? ARISTE Oui vraiment. SGANARELLE 225 Et chez vous iront les damoiseaux? ARISTE Et quoi donc? SGANARELLE Qui joueront, et donneront cadeaux? ARISTE D'accord. SGANARELLE Et votre femme entendra les fleurettes? ARISTE Fort bien. SGANARELLE Et vous verrez ces visites muguettes, D'un œil à témoigner de n'en être point soû? ARISTE Cela s'entend. SGANARELLE 230 Allez, vous êtes un vieux fou. (À Isabelle.)Rentrez pour n'ouïr point cette pratique* infâme. ARISTE Je veux m'abandonner à la foi de ma femme,Et prétends toujours vivre ainsi que j'ai vécu. SGANARELLE Que j'aurai de plaisir si l'on le fait cocu*. ARISTE 235 J'ignore pour quel sort mon astre m'a fait naître;Mais je sais que pour vous, si vous manquez de l'être,On ne vous en doit point imputer le défaut,Car vos soins pour cela font bien tout ce qu'il faut. SGANARELLE Riez donc, beau rieur, oh que cela doit plaire, 240 De voir un goguenard presque sexagénaire. LÉONOR Du sort dont vous parlez je le garantis moi,S'il faut que par l'hymen* il reçoive ma foi,Il s'y peut assurer*, mais sachez que mon âme,Ne répondrait de rien si j'étais votre femme. LISETTE 245 C'est conscience à ceux* qui s'assurent en nous;Mais c'est pain bénit, certe, à des gens comme vous. SGANARELLE Allez langue maudite, et des plus mal apprises. ARISTE Vous vous êtes, mon frère, attiré ces sottises,Adieu, changez d'humeur, et soyez averti, 250 Que renfermer sa femme, est le mauvais parti*,Je suis votre valet. SGANARELLE Je ne suis pas le vôtre, Oh que les voilà bien tous formés l'un pour l'autre!Quelle belle famille! Un vieillard insensé,Qui fait le dameret dans un corps tout cassé, 255 Une fille maîtresse, et coquette suprême,Des valets impudents; non, la sagesse même,N'en viendrait pas à bout, perdrait sens et raison,À vouloir corriger une telle maison,Isabelle pourrait perdre dans ces hantises, 260 Les semences d'honneur qu'avec nous elle a prises,Et pour l'en empêcher dans peu nous prétendons,Lui faire aller revoir nos choux et nos dindons.
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